14 décembre 2006

BILL DRUMMOND : 45


Acquis par correspondance en Angleterre via Amazon en octobre 2006
Réf : 0 316 85385 2 -- Edité par Little, Brown en Angleterre en 2000
Support : 361 p. 17 cm
40 titres

Ça y est. Il délire ! Un livre dans Blogonzeureux!
Bon OK, je veux bien l'admettre, j'ai théoriquement choisi de parler uniquement de disques ici. Mais s'il y a jamais eu un livre qui ressemble d'aussi près à un disque, c'est bien celui-ci ! Et pas parce qu'il y aurait un 45 tours ou un CD inclus dans ses pages. Rien de tout ça. Mais outre qu'il s'intitule "45", comme dans "45 tours" ou "45 ans", ce livre est au format d'une pochette de 45 tours, et il en existe même cinq exemplaires hors commerce au format 33 tours ! (Avec plus de pages, bien sûr. Bill Drummond les a présentés en public au moment de la sortie du livre en fournissant des stylos aux lecteurs pour qu'ils puissent faire des commentaires directement sur les pages).
"45" n'est pas un livre sur la musique, mais la musique y est très présente. On l'a parfois comparé à "Une année aux appendices gonflés" de Brian Eno, et effectivement c'est le probablement le livre qui se rapproche le plus de "45", à la fois dans la forme adoptée et le contenu. Mais là où Eno restait proche de l'idée d'un carnet de bord écrit pendant un an, Bill Drummond a choisi d'élargir son propos. Certes, les textes ont été écrits sur une période d'environ un an avant et après son 45ème anniversaire, le 29 avril 1998, mais les histoires qu'il raconte couvrent une période qui va de sa jeunesse à ses activités dans sa quarante-sixième année. Il compte les relire lorsqu'il aura 78 ans.
L'amateur de musique trouve son bonheur dans ce livre. Bill Drummond y revient sur le Liverpool de la fin des années 1970 et du tout début des années 80, quand il a monté le label Zoo avec David Balfe et s'est retrouvé à manager Echo & The Bunnymen et The Teardrop Explodes, et il est aussi question, entre autres, de l'enregistrement à Nashville des vocaux de Tammy Wynette pour le "Justified and ancient" de KLF, de comment Robbie Williams a failli se joindre ponctuellement aux Justified Ancients of Mu Mu en 1995, d'une rencontre impromptue avec Peter Green, le guitariste original de Fleetwood Mac (voir ci-dessous), de l'erreur que fut le retour très ponctuel de The KLF sous le nom de 2K pour le single et le spectacle de 23 minutes "Fuck the millenium" ou de la déception causée par la réalisation, à l'occasion d'un concert des Residents au début des années 80, que les membres de ce groupe mythique n'étaient après tout que des américains moyens d'êge moyen.
Pour ce qui est des activités plus récentes de Bill Drummond dont il est question ici, elles se divisent en deux camps : les "coups" montés avec sa bande (son compère de KLF Jimmy Cauty, Z., alias Zodiac Mindwarp, et Gimpo) et ses interventions dans le milieu de l'art, dans lesquelles il s'implique de plus en plus (il est co-propriétaire d'un centre d'art à Londres, The Foundry, et fédère ses propres projets sur le site Penkiln Burn). Cela nous vaut quelques récits savoureux, comme cette veille de Noël qui a vu la bande entreprendre de distribuer un cube de 6750 cannettes de bière à des pauvres dans les rues de Londres, ou cette action artistique dans un centre d'art en Irlande qui a principalement consisté à faire de la soupe pour une trentaine de jeunes artistes.
Les récits sont présentés comme ayant été vécus, et on dispose de suffisamment d'éléments pour savoir que c'est bien le cas pour une grande partie d'entre eux. Mais avec Bill Drummond, on n'est jamais sûr de rien. Il échafaude tellement de coups plus improbables les uns que les autres (comme avoir un tube n° 1 au hit-parade chanté une voiture), et en réalise effectivement un si grand nombre (comme être n° 1 au hit-parade avec "Doctorin' the Tardis" des Timelords, dont le leader est une voiture), qu'on ne sait jamais trop bien où se situer. Il est plus que probable cependant que certains des projets dont il est question ici n'ont pas connu d'autre réalisation que de passer du cerveau fertile de Bill Drummond à l'encre des pages de ce livre, comme "Gimpo's 25", où il est question de rouler 25 h en camionnette sur l'autoroute périphérique circulaire de Londres M25 pour voir où elle mène, ou ce projet, qui aurait été annulé au dernier moment, d'accrocher sur un pylône au bord d'une autoroute deux cadavres de vache, en pleine crise de la vache folle.
D'un bout à l'autre, Drummond commente son projet d'écriture de ce livre, et se présente comme un quarantenaire un peu dépassé, père de jeunes enfants, qui boit du thé à longueur de journée et se réfugie à la bibliothèque locale pour travailler à son livre, comme il le décrit avec un luxe de détails dans "My modern life".
Cette édition originale a fait l'objet d'au moins trois tirages. "45" a également été édité en poche, avec à chaque fois d'excellentes chroniques, mais il n'a malheureusement pas été traduit en français (Si jamais un éditeur qui lirait ces lignes est intéressé, je suis prêt à envisager de me lancer dans l'aventure de la traduction de ce pavé !). En attendant, et surtout pour les non-anglicistes, je vous en propose quand même un court chapitre ci-dessous.


Bill Drummond en 2004 (photo : Jason Bye)

Les dix meilleurs extraits de "45" selon le label Fierce Panda.


Le chassé d'autographe
J'ai le siège près de la fenêtre. L'avion s'incline. En-dessous, je vois les rues ternes et sinistres de Düsseldorf. C'est une aube grise sur le cœur industriel de l'Allemagne. Nous grimpons dans les nuages, et le Vaterland disparaît. Je me sens bien dans un sens un peu suffisant et auto-satisfait. J'ai dans les mains un exemplaire de Das handbuch (Der schnelle Weg zum nr 1 Hit). C'est la traduction allemande du Manuel (Comment avoir facilement un n° 1 au Hit Parade). Il est superbe. Les éditeurs allemands ont fait du bon boulot. Vraiment mignon, au format poche. Je le feuillette, en scrutant ces mots allemands que je ne comprends pas, et je biche. Ce sont des mots que j'ai écrits, et quelqu'un a pensé qu'ils étaient tellement bons qu'ils méritaient d'être traduits dans une autre langue. Vous comprenez bien à la façon dont je décris cette situation que j'ai bien conscience de la futilité de mon auto-satisfaction, mais je ne peux pas m'en empêcher. Ce que je veux dire, c'est qu'on a tous le droit d'être content de soi de temps en temps. Un peu de vanité inoffensive n'a jamais fait de mal à personne. Je suis resté en Allemagne moins de vingt-quatre heures. Les éditeurs ont payé pour me faire venir, ils m'ont bien nourri, l'hôtel était bien et les gens amicaux et intéressés. Mon égo a été caressé dans le sens du poil.
Je soulève le livre et prends une grosse inspiration au-dessus de ses pages toutes neuves. Il sent fort, comme c'est le cas pour tous les livres qui sortent de chez l'imprimeur. L'encre est à peine sèche. J'ai aussi un exemplaire de l'édition originale anglaise de 1988. Je lis les paragraphes d'introduction. Ils sonnent toujours aussi juste pour moi que lorsque je les ai écrits, il y a plus de dix ans. Dans le siège à côté de moi il y a un homme d'un peu plus de quarante ans. Une touffe épaisse de cheveux grisonnants, un jean moulant, des boutons de chemise suffisamment ouverts pour révéler une poitrine de mâle. Un téléphone portable dans une housse à la ceinture et un gros trousseau de clés qui pend à côté du téléphone. L'image éternelle du roadie anglais typique. A une époque, je l'aurais méprisé pour être un tel cliché rock'n'roll. Maintenant, je ressens une chaleur nostalgique pour la survivance de cette sous-espèce, pas comme une pièce de musée ou un acteur tenant ce rôle dans Wayne's world II, mais bien vivante, marchant, parlant et sans aucune ironie en vue. Il flirte avec l'hôtesse de l'air. Il feuillette son exemplaire du magazine de la compagnie aérienne. Le chariot du petit-déjeuner approche.
"Hé, Pete, tu veux un petit-déj ?" S'il est bien un roadie, je suppose qu'il s'adresse à celui dont il s'occupe. Je jette un coup d'œil pour voir quel jeune loup peut bien être assis sur le siège de l'autre côté de l'allée. Mais son compagnon n'a rien de rock'n'roll. C'est un homme qui approche du troisième âge, en surpoids, chauve au-dessus avec des mèches de cheveux désordonnées sur les côtés. Sa lèvre épaisse et son nez épais et arrondi sont du genre de ceux qu'un caricaturiste d'une époque moins politiquement correcte aurait utilisé pour décrire un juif vieillissant de l'East End. Ses habits, propres et bien repassés, ne sont pas du tout déplacés pour un homme de son âge et de sa stature physique.
C'est quand ce Pete tourne la tête pour répondre à son "roadie" que toutes les pensées futiles de Das Handbuch s'évacuent de mon corps, trente ans de ma vie s'évaporent, et je suis en présence de God. Non, pas Eric Clapton : c'est l'authentique, c'est Peter Green. Oubliez Clapton , Jeff Beck et toutes les centaines d'autres bidouilleurs et bras cassés blancs des douze mesures. C'est le seul guitariste (et chanteur) britannique qui ait jamais pu prétendre être un joueur de blues blanc sans passer pour une blague du Bonzo Dog Doo Dah Band. C'est inutile d'essayer d'expliquer ça rationnellement. Ça a à voir avec le fait d'avoir 15 ans en octobre 68 et d'écouter "Albatross" pour la première fois tard le soir à Radio Luxembourg alors que j'étais allongé dans mon lit, incapable de me sortir les jambes de Linda Ballantyne de la tête. Ça a à voir avec le fait qu'un groupe de blues underground a parcouru tout le chemin jusqu'au Numéro 1 avec le meilleur single instrumental depuis "Telstar", sans avoir à sacrifier ses principes de puristes en enregistrant un titre gai, kitsch et formaté pour la radio. Attendez une minute, ce n'était pas seulement le meilleur instrumental depuis "Telstar", c'était le plus touchant, original, évocateur, étrange… En fait, c'est le meilleur numéro 1 anglais de tous les temps.
Comme tout bon citoyen de centre-gauche, je déteste cette idée que les gens soient impressionnés par la notion de célébrité, le culte de la personnalité, les listes de vedettes de premier, second et troisième plan. Je lis le Guardian, merde ! En tant qu'homme moderne déboussolé, je ne peux pas être plus politiquement correct que je le suis. Mais je ne peux pas m'en empêcher. Je pourrais essayer de jouer le coup à l'ironie en disant "Je ne suis pas digne de vous, je ne suis pas digne", mais ce serait facile et irrespectueux. Peter Green décline l'offre de petit-déjeuner de son accompagnateur et s'endort au lieu de manger. Sa tête tombe en avant sur sa poitrine. C'est le sommeil d'un homme vieilli et fatigué. Je rassemble mon courage et je me tourne vers mon voisin immédiat.
"Excusez-moi, est-ce que vous travaillez avec M. Green ?"
"Ouais, Je suis son ingénieur du son."
"Est-ce qu'il a joué en concert en Allemagne ?"
"Ouais. On a fait une émission télé en direct hier soir. Comment l'avez-vous reconnu ?"
"Les yeux." Je ne veux pas dire que j'ai vu des photos de lui de temps en temps au fil des décennies, des photos qui témoignaient des ravages de la vie.
"C'est à cause de lui que j'ai acheté ma première guitare."
"Ouais, vous et des milliers d'autres."
Ma fierté est un peu piquée par ça. J'ai envie de lui dire, "Mais moi j'ai persévéré et j'ai obtenu un succès international dans la pop." Mais j'entends alors dans ma tête le refrain trépignant de "Doctorin' the Tardis", et je repousse furtivement l'exemplaire de Das Handbuch sous ma veste comme si c'était une revue cochonne. J'étrangle ma petite musique interne trépignante et je la remplace par l'envahissante mélancolie d' "Albatross" ; les deux guitares slide qui se répondent, le battement de la basse en trois temps sur une note, les roulements de cymbale assourdis qui montent et qui descendent. Il n'y avait rien d'autre sur le disque, à part le désir parfaitement humain de vivre autre chose qu'un retour de concert dans les Midlands en camionnette, avec encore un petit déjeuner graisseux à la station-service de Watfod Gap à cinq heures du matin.
"Albatross" s'enchaîne avec l'intro à la guitare de "Man of the world". C'est le single suivant, sorti le mois de mon seizième anniversaire, qui a culminé à la deuxième place.

Shall I tell you about my life
They say I'm a man of the world
I've flown across every time
I've seen lots of pretty girls

I guess I've got everything I need
I wouldn't ask for more
And there's no one I'd rather be
I just wish I'd never been born

(Est-il utile que je te raconte ma vie
On dit que je suis un homme du monde
Je l'ai survolé de part en part
J'ai vu des tas de belles filles

Je suppose que j'ai tout ce qu'il me faut
Je n'en demanderais pas plus
Il n'y a personne d'autre que je souhaiterais être
J'aimerais seulement ne jamais être né)

Ensuite il y avait quelque chose à propos d'une femme qui le faisait se sentir comme un homme, un vrai.

I could tell you about my life
And keep you amused I'm sure.
About all the times I've lied
And how I don't want to be sad any more
And how I wish I was in love

(Je pourrais te raconter ma vie
Et bien te faire rire j'en suis sûr.
A propos de toutes ces fois où j'ai menti
Et comme j'aimerais ne plus jamais être triste
Et comme j'aimerais être amoureux)

Ce sont des paroles dans lesquelles un garçon qui vient d'avoir seize ans, vierge dans tous les sens du terme, pouvait se projeter. L'accord harmonique final en mineur sur l'octave est mon accord enregistré préféré de tous les disques de tous les temps. Les autres groupes de British Blues de l'époque étaient soient en train d'inventer le heavy metal soient en train de partir en couilles. Je caressais l'idée que seul Peter Green ressentait la douleur sous-jacente du blues des noirs, parvenait à transcender tout ce côté condescendant de merde du gars blanc qui chante le truc du noir, se débarrassait de l'imitation du cri et du grognement des noirs et du cadre des douze mesures pour le faire évoluer vers quelque chose qui sonnait vrai pour un jeune blanc-bec de Londres.
Je fais une tentative pour ingérer mon petit-déjeuner aérien. Le capitaine annonce que nous sommes actuellement à 32 000 pieds au-dessus de Rotterdam. Peter Green s'est réveillé. Il a un magazine sur les genoux et il rigole tout seul. Je me tords le cou pour voir ce qu'il lit. Loaded. Peter Green lit Loaded, le magazine le plus détestable de tous les magazines actuellement publiés en Grande-Bretagne, et il prend du bon temps. Le riff de guitare d'intro de "Oh well" me vient en tête. Un riff de guitare que j'ai passer l'hiver 69-70 à essayer de maîtriser alors que j'aurais dû être en train d'écrire mes dissertations d'histoire médiévale pour le bac. " When I talk to God he said 'I understand', He said 'Stick by me, I'll be your guiding hand' " (" Quand j'ai parlé à Dieu il a dit 'Je comprends', Il a dit 'Suis-moi, je te guiderai' "). C'étaient presque les seules paroles d'une performance par ailleurs instrumentale de près de sept minutes. Comment a-t-il bien pu persuader sa maison de disques que ce titre bizarre et non commercial devait être la première sortie de son groupe sur un nouveau label ? Ça a été numéro deux dans les charts la même semaine que "Bad moon rising" de Creedence Clearwater Revival a été numéro un. Ces vers très peu pop me sont restés en mémoire au fil des années, me revenant de temps en temps au moment où je m'y attends le moins, quand j'attends le bus ou que je regarde un film. Il est clair que le petit déjeuner de la compagnie est immangeable ; je lève les yeux pour voir ce que fait Peter Green. Il déplie le poster de la pin-up Emma B. (un jeune mannequin qui monte, pas la Spice Girl) des pages centrales de Loaded. On voit sa belle et ample poitrine s'extirper de sa robe de soirée noire et moulante. La nana parfaite pour Loaded. Ils savent ce qu'on veut. Peter Green rigole encore dans sa barbe.

Je rassemble mon courage pour demander à l'ingénieur du son (notez bien, pas un simple roadie) à côté de moi "M. Green accepterait-il de signer un autographe pour moi ?"
"Hé, Pete, ce gars voudrait que tu lui signes un autographe."
"Pas si c'est pour qu'il le mette en boule et le jette."
"Non ! Jamais je ne ferais ça." Je lui tends mon carnet et mon stylo.
"Qu'est-ce que vous voulez que j'écrive ?" Peter Green me parle directement, moi qui n'ai jamais réussi à apprendre à jouer "Man of the world" de bout en bout, et encore à déchiffrer toutes les paroles.
"Pour Bill – C'est tout." Je le regarde alors que sa main gribouille inconfortablement quelque chose sur la couverture intérieure de mon carnet noir. Puis il me le repasse. "Pour Bill de la part de Peter…" et je n'arrive pas à déchiffrer ce qu'il a écrit comme nom de famille.
"Qu'est-ce qu'il y a d'écrit ?" Je demande à l'ingénieur du son.
"Greenbaum. C'est son vrai nom."
Sa signature n'a pas particulièrement d'emphase artistique. Rien d'affecté ni de travaillé. Quand c'est arrivé à l'occasion qu'on me demande un autographe, je détestais ça. C'était détestable, gênant et merdique. Jimmy et moi expliquions au chasseur d'autographe, quel qu'il fut, que tout le concept de l'autographe était un truc méprisable favorisant l'élitisme, et ensuite on tentait de persuader le chasseur que nous serions très heureux de lui serrer la main, cela nous semblant plus équitable. Bien que nous réussissions généralement à leur imposer d'accepter notre poignée de main sans valeur, ils avaient toujours l'ai désappointés. Un jour, alors que je quittais les studios de la BBC après avoir enregistré un passage à Top of the Pops, une fan s'est approchée, son carnet ouvert et tout prêt. J'allais me lancer dans mon argumentaire de la poignée de mains quand elle a dit, "Etes-vous quelqu'un de célèbre ?"
L'index de ma main droite trace les lettres de Peter Greenbaum. La main qui a écrit et joué ces accords hurlants de "Green Manalishi" a touché ce papier. "Green Manalishi" est le dernier du plus parfait des quartets de hit singles jamais enregistrés par un seul groupe. C'est quelque chose que même les Beatles n'ont pas réussi à faire. En tout cas, aucun de ces comiques maquillés dont la décennie suivante a été encombrée ne s'en est jamais approché. (Sachant que moi j'étais trop Vieux et Sage pour marcher dans quelque chose d'aussi facile que le glam rock.)
"Green Manalishi" est sorti en mai 1970, le même mois que le proviseur m'a surpris à lire un exemplaire d'Oz dans le CDI et a recommandé que je quitte le lycée pour chercher du travail dans la sidérurgie. Ma mère, très inquiète, a payé pour que j'aille dans un coûteux cabinet-conseil privé à Londres. J'ai passé une journée entière à faire des tests alambiqués et à répondre à des questions. Ils ont découvert que j'étais adroit de mes mains et que j'aimais la musique. Après avoir empoché l'argent de ma mère et étudié mes tests ils ont suggéré que je m'oriente vers le métier de facteur de violon. "Et comment je fais ?", je pense que j'ai demandé. "En allant dans une école d'arts appliqués." J'ai appelé l'école d'arts appliqués d'High Wycombe. Ils ont dit qu'ils seraient d'accord pour m'inscrire, mais qu'il fallait d'abord que je passe un diplôme à Bac + 2 aux Beaux-Arts. Ce que je n'ai dit à personne c'est qu'un disque intitulé "Green Manalishi" venait de sortir, et que la seule chose que je voulais vraiment faire c'était faire un disque qui essaierait d'une façon ou d'une autre d'être aussi étrange, effrayant et séduisant que ça.

Je n'ai jamais su ce qu'était un Green Manalishi. Ce n'était pas dans le dictionnaire d'anglais d'Oxford. Une sorte de démon, je me disais. "Green Manalishi" n'a été que dixième dans les hits parades. C'est pas longtemps après la sortie du disque que j'ai appris en lisant le Melody Maker que Peter Green avait quitté le groupe, fait don de tout son argent et était devenu fossoyeur. De mon point de vue, c'était la chose la plus cool au monde à faire. Bien mieux que le gâchis pathétique dans lequel les Beatles s'étaient retrouvés. Un million d'années lumière de fois mieux que ses acolytes guitaristes du British Blues Boom mentionnés plus haut, qui ont entrepris de produire le plus gros catalogue de merde prétentieuse qui a jamais rempli les bacs du magasin HMV près de chez moi et les stades dans le monde entier. Comme tout vieux rocker érudit vous l'expliquera, après avoir quitté son groupe, Peter Green a sombré pendant des années dans la maladie mentale, la quasi-clochardisation et le purgatoire pop. Dans le même temps, les membres de son groupe ont cherché de nouvelles recrues, se sont installés en Californie, et sont devenus le groupe le plus vendeur des années 70. Dans les vingt-huit années qui se sont écoulées depuis que Peter Green a empoigné une pelle de fossoyeur, il est arrivé qu'on retrouve sa trace, qu'on le mette dans un studio et qu'on lui colle une guitare dans les mains avec la lampe rouge allumée. Le résultat, d'après ce que j'en sais, n'a jamais été que le lointain écho de ses réussites passées. Bien que je possède un exemplaire du premier de ces disques, "The end of the game", et qu'il occupe effectivement une place étrange et affectueuse dans mon cœur, en aucun cas je n'aurais envie d'écouter la moindre note de tous les autres.
"Puis-je poser une question à M. Green ?"
"Hey Pete, il veut te poser une question."
"On me pose toujours les mêmes questions." je l'entends marmonner. J'essaie désespérément de penser à quelque chose qu'on ne lui aura jamais demandé avant de toute sa vie, quelque chose de profond. Quelque chose qui lui fera penser que je suis quelqu'un qui vaut la peine qu'on lui réponde, que je suis en phase avec son âme torturée. Que je comprends. Une fois de plus, comme vous pouvez le deviner à la façon dont je laisse cette histoire s'embringuer, je veux que vous le lecteur vous vous rendiez compte que je suis tout à fait capable de me tenir à côté de moi-même et de penser , "Quel trou du cul tu fais, Drummond." Je suis ce type de fan bavantr d'admiration qui veut faire de l'objet de son adulation un héros de quelque Mont Olympe du rock'n'roll. Il y a eu des moments dans le passé où les rôles ont été complètement inversés, quand je poussais mon caddie dans un supermarché ou que je chargeais les gosses à l'arrière de la Volvo et qu'un individu mal préparé dont la vie quotidienne entrait momentanément en collision avec la mienne me demandait :
"Pardon, vous n'êtes pas Bill Drummond ?"
"Si."
"Je voulais juste vous dire…" ou "Excusez-moi, est-ce que je peux vous demander…", et quoi que ce soit qu'ils disent ou demandent et quelle que soit ma réponse, ce n'est pas ce qu'ils veulent entendre. Il y a généralement quelque chose dans leur regard que j'ai été impliqué quelque part dans le passé dans quelque chose qui a eu un impact sur leur évolution à l'adolescence, une évolution qui les embarrasse peut-être maintenant, ou dans le meilleur des cas elle leur inspire une certaine nostalgie. Mais ils ne peuvent pas s'en empêcher, et maintenant, bien que je sache tout ça, je ne peux pas m'en empêcher non plus. J'essaie désespérément de trouver une question qui n'a jamais été posée à Peter Green, mais qui ne sera malgré tout pas mal interprétée comme méprisante pour sa réputation blessée. Mais aucune question géniale de me vient avant que je bafouille : "Je parie qu'on ne vous a jamais demandé combien de tâches a le léopard sur la pochette de End of the game ? Il ne dit pas, "Quelle question intéressante ! Vous avez raison, on ne me l'a jamais posée auparavant." Ce qu'il dit, c'est "Je n'ai rien eu à voir avec le choix de la pochette." Si je n'étais pas dans un avion, je m'enfoncerais bien dans le sol.
Je ressors mon exemplaire de Das Handbuch et je commence à le parcourir page à page, en comparant les titres originaux des chapitres avec leur traduction et en me demandant ce que donne ma description du génie que fut Steve Wright en allemand. Page cinquante-huit, titre de chapitre, "Groove". Il n'existe apparemment pas de traduction allemande pour ce mot. Je tourne la page soixante-trois en m'attendant à voir la traduction de "Refrain et titre" sur la page soixante-quatre. Ce que je découvre est "Tonarten, noten und akkorde". Même avec ma connaissance rudimentaire de la langue allemande je sais que c'est plus probablement la traduction du titre de chapitre "Clés, notes et accords". Il y a un problème. Je compare l'édition allemande avec l'édition originale anglaise. Onze pages de traduction manquent à l'appel. Onze pages qui, de la façon la plus précise et la plus cynique, traitent de l'écriture d'un Numéro Un au Hit Parade en décrivant minutieusement chacun de ses composants : le refrain et le titre mentionnés plus haut, les couplets (ou le facteur du riff de basse), l'intro, les ponts, les breaks, le final et les petits trucs qui traînent. Tous sont expliqués, désacralisés, mis à nu pour que tout lecteur un peu entreprenant puisse tenter le coup et atteindre le succès. Sans ces pages, le livre n'a aucun sens, même comme un témoignage de son époque dix ans après sa date de péremption. Sans elles, tout critique allemand qui voudra le chroniquer percevra inévitablement Das Handbuch comme le délire incompréhensible d'un autre des artistes mineurs de l'Histoire de la Pop qui essaie de s'attribuer une part plus grande qu'il ne mérite de la Légende Dorée de la Pop.
Assis là alors que le capitaine annonce notre descente imminente sur Heathrow et le mauvais temps qui nous y attend, je sens la volonté divine s'abattre sur mes petites vanités. Le livre est déjà dans les librairies allemandes. Il est trop tard pour faire quoi que ce soit, je peux me plaindre tant que je veux, trépigner, et montrer du doigt tous ceux que j'estime responsables. "Bien fait pour moi de toutes façons.", c'est la seule conclusion valable à laquelle je peux arriver. Alors que l'avion roule vers l'aérogare, je remarque que le chapitre "Le chant et les chanteurs" manque aussi à l'appel.
Alors que mes co-passagers se dirigent vers la zone de récupération des bagages, je remarque la silhouette voûtée et traînant des pieds de Peter Green devant moi. J'ai l'habitude de chercher une signification aux incidents hasardeux qui se présentent à nous alors que nous titubons dans la vie, en espérant découvrir une sagesse poignante qui sera utile pour le reste de mes jours. Mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui je ne ressens rien.

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